Ernest Alarie et la croix à l'église de Rollet - Diocèse de Rouyn-Noranda

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Le crucifix à l'église de Rollet - voici son histoire
Une contribution de Yvette Alarie.

Mon père se nomme Ernest Alarie. Il est né le 26 mars 1893, du mariage de Joseph Alarie et Malvina Caouette. La famille comporte, en plus d’Ernest, six autres garçons : Rémi, Aldérick, Alfred, Eugène, Armand et Achilde.

Ernest travaille à Montréal au garage de la caserne des pompiers. Il épouse une veuve qui travaille alors comme servante dans la famille du chef de pompier Joseph Dagenais. Ernest devient veuf à son tour, et il se marie en secondes noces à une des filles de Joseph Dagenais, Yvonne Dagenais. Dès le début de leur vie de nouveaux mariés, la jeune famille comporte aussi le petit Oscar Brier, fils de la première épouse de Ernest (les deux parents biologiques de Oscar sont alors décédés).

1930
La grande dépression économique fait sentir ses effets, et le travail manque. Un plan de colonisation du Gouvernement du Québec, le Plan Gordon, offre aux familles de venir s'installer dans le Nord, en Abitibi. Ce plan trouvera preneur chez les Alarie.

Été 1932
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Ernest et son frère Alfred arrivent à Rollet (village et paroisse fondés en cette année 1932) pour y construire une première maison en bois rond au Rang 4 et 5 pour accueillir leurs deux familles, qui arriveront en novembre 1932. Alfred, son épouse et leurs quatre enfants puis Ernest, Yvonne et leurs sept enfants : Lucille, René, Marthe, Marie-Paule, Roger, Denise, Marcelle (2 ans). Suivront cinq autres enfants nés à Rollet : Roland (nommé en l'honneur du village, Rollet), Jean-Paul, Claude et deux filles, Monique (en l'honneur de la paroisse Sainte-Monique) et ensuite Yvette, née en 1940 et qui n'aura pas la joie de connaître son papa.

Printemps 1933
Les hommes construisent la maison pour la famille d'oncle Alfred sur la terre voisine de celle d’Ernest. La santé fait défaut pour Alfred et la famille repart pour Montréal. Ce sont notre oncle Rémi (frère de Ernest) et son épouse Yvonne qui viendront s'installer sur la terre voisine de celle d’Ernest, à Rollet.
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Papa Ernest construit sa nouvelle maison par-dessus la première maison en bois rond. Fait cocasse, c'est qu'avant d'installer les derniers blocs de ciment pour la cheminée, il offre à Jean-Paul de regarder dehors par le trou dans le toit. Dans les bras de papa, Jean-Paul admire le paysage extérieur, très content de son juchoir improvisé et voit passer monsieur Rail qui se rend au village à pied.

Papa travaille de nuit au moulin à scie de M. Lambert au village et le jour, après quelques heures de sommeil, il poursuit la construction de la maison. Dans ses temps libres... il décide de sculpter un grand crucifix dans un tronc d'arbre. Pour matériau à sculpter, il choisit du léard (faux-tremble ou peuplier). Il s'installe sur des chevalets au 2e étage de la maison.

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Papa avait porté très jeune une croix à son cou mais la chaîne cassait souvent. Il a décidé un bon jour de se faire tatouer un crucifix (2 po x 3 po) sur la poitrine. Les enfants lui demandaient parfois : « Papa, montre-nous ton Jésus ».

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Pas surprenant qu'il ait voulu sculpter un grand crucifix qu'il voulait installer sur la montagne au village près du magasin général où avait eu lieu la première messe. Durant l'hiver « son Jésus » prend corps : « box-saw », égoïne, hache, ciseau à bois, canif, etc. Son modèle? Ses mesures? Son propre corps avec un ruban à mesurer. La sculpture comportera les mêmes mesures que Papa.

Printemps 1937
Le curé propose à Ernest d'installer le grand crucifix à l'arrière de l'église. C’était avant la construction du jubé (photo). La vie suit son cours. La route à pied du village à la maison, un mille à parcourir. Il rapporte quelques commissions... sur sa tête. Quand les enfants le voient venir, ils s'empressent d'aller à sa rencontre. Il reste peut-être un morceau de sandwich ou un petit biscuit, qui sait? Il prend le plus jeune sur ses épaules. Durant ce temps à la maison, bébé Claude se cache quelque part, au plaisir de se faire trouver par papa. Hélas, un jour viendra où Papa ne se présentera pas.

Automne 1939
Un projet de construire un étable était retardé, car on devait au préalable pouvoir s'approvisionner en bois. Pour ce faire, il faut attendre un octroi de permis de coupe. Enfin un permis est émis pour une coupe de bois de l'autre côté du lac Long. Un chantier s'ouvre le vendredi 1ier décembre 1939.

Papa et son fils René partent pour le chantier. D'abord, on se rend à l'église, c'est le premier vendredi du mois (confession, messe et communion). Retour à la maison, déjeuner à la hâte, boîte à lunch en bandoulière, hache à la main, ils sont partis. Ils devaient revenir à la maison le lendemain, un samedi 2 décembre.

Père et fils montent jusqu'au bout du rang et doivent traverser le lac Long. Connaissant bien les environs, ils choisissent un raccourci pour se rendre au chantier, au lieu d'utiliser la « trail » des chevaux.

Samedi arrive. Fidèle à son habitude, à l’heure où Papa devait arriver, bébé Claude se cache pour attendre que son père le trouve. Le temps passe. Il sort de sa cachette… plus de Papa. Que s’est-il passé?

À la maison, on attend les voyageurs… rien. Oncle Rémi est mis au courant du retard. Il informe les voisins. On se rend au chantier. Ernest et René n'y sont pas allés. Cherchons... où sont-ils? On informe le curé Perron, il se rend aussi sur les lieux… rien. La famille est au désarroi.

Dimanche le 3 décembre, à la grande messe on organise les recherches sur le lac. Là, une tache noire... la boîte à lunch, corde et agrès dans l'eau. L'impensable s’était produit. Oui! Malheur! On repêche le père et le fils. Le curé revient avertir maman et la famille. Il est incapable de dire un mot, et ne peut s’amener à annoncer à la famille la terrible nouvelle. Il retourne à la rencontre des hommes qui apportent les deux corps gelés dans un traîneau.

Il faut avertir la famille. Accompagné de la Garde Lemieux, le curé Perron se présente à nouveau à la maison. On oblige maman à monter à l'étage des chambres. On lui administre une forte dose d’un calmant qui la fait dormir. Les plus jeunes vont chez oncle Rémi et Yvonne. Notre sœur Lucille voit à tout : vider la chambre des parents en bas, dégeler les corps, leur mettre leurs plus beaux habits, les placer sur des chevalets de chaque côté de la pièce laissant un espace entre les deux. Papa avait utilisé ces chevalets pour sculpter son crucifix. C’est maintenant son propre corps à lui qu’on déposera sur les chevalets. Lucille, notre grande sœur, a gardé tous ces événements dans le secret de son cœur.

Un voisin, un monsieur Pauzé, a fabriqué les deux cercueils. Les familles de la paroisse se relaient jour et nuit, apportant repas et soutien.

Mercredi le 6 décembre ont lieu les funérailles. Un camion se présente à l'arrière de la maison. Les corps sont déposés dans les cercueils et portés dans la boîte du camion. Maman à ce moment-là descend l'escalier, arrache la couverture grise qui bouchait la fenêtre. Jean-Paul, 5 ans, s’en souvient, il était là avec maman. Garde Lemieux a donné une « cenne » au petit Jean-Paul pour le réconforter et il l'a gardée longtemps dans sa main.

C'est fini! Ils sont partis! Quelle tristesse! Quelle souffrance! On avait interdit à maman de les voir car elle était enceinte. À l’époque, une croyance populaire disait que « Les femmes enceintes ne doivent pas voir des morts ». Oui, maman était enceinte, c'est la petite Yvette qui naîtra en avril 1940.

L'église est parée de grandes banderoles noires qui reflètent la tristesse et l'incompréhension devant un tel malheur. Jusqu'où notre foi pourra nous porter, pour nous aider à prendre le dessus et reprendre courage? Dieu seul sera notre secours.

C'est le temps des adieux... avec l'espoir de se revoir tous...un jour!

Chant d'adieu à la sortie des funérailles : « Beau Ciel! Éternelle Patrie! »

Le cœur blessé, la famille amputée de deux membres, nous essayons de survivre. Que deviendra notre famille?

Les hommes du rang ont fait le bois de chauffage et combien d'aide de solidarité nous sont parvenues. Un grand réconfort.

Roger, le petit homme de 12 ans, a voulu prendre la place de papa au bout de la table. Maman l'a repoussé et s'est assise...là. « Tu iras finir ton année d'école, après on verra ».

Le printemps et l'été 1940 passent. Par une belle journée du mois d’août, voilà qu’arrivent à la maison le curé Perron et les Soeurs grises de la Croix. Quel cadeau nous attend? Ils se proposent de repartir avec les enfants pour les placer dans des familles ou à l'orphelinat St-Michel à Rouyn. « Quoi? Jamais vous ne m'enlèverez mes enfants! Jamais! ». Maman ce jour-là a retrouvé la parole. Les enfants, chacun à leur tour, ont travaillé et contribué au soutien de la famille.

Roger, âgé de 13 ans, travaillait déjà au moulin à scie. Maman recevra éventuellement une pension de veuve, mais cela viendra beaucoup plus tard. Le contrat de bois pour poursuivre la construction de l'étable a été annulé car il n'y a que les hommes qui y ont droit.

Qu'est devenu le « Jésus de papa Ernest »? Lorsque la construction du jubé à l'arrière de l'église a été entamée, le crucifix de Papa fut remis à la famille. Le bois de la croix a servi à refaire l'escalier du deuxième étage de la maison. Pour ce qui est du corps, le « Jésus », après lui avoir enlevé les deux bras pour les entreposer, on le place tantôt dans la chambre des garçons, tantôt dans la chambre des filles. On avait installé un porte-manteau (au fait, c’était un manche à balai, installé à l’horizontal) devant la sculpture, dans le coin de la chambre, juste à la bonne hauteur pour accrocher nos vêtements. Mais la tête de Jésus dépassait les vêtements. Pour nous c'était normal, il faisait partie de la famille. Un jour, notre frère Jean-Paul a fait visiter la maison à sa nouvelle épouse. Ce fut tout un cri de surprise qu’elle lança, en apercevant, au-dessus des vêtements du porte-manteau, la tête de Jésus dans le coin de la chambre.

1982 - retour du crucifix à l'église
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Vers 1982, le crucifix est revenu à l’église du village. Les prêtres célébraient l’eucharistie face au peuple depuis déjà une vingtaine d’années, et le mur avant de l’église était libre et accueillant. Le curé Simard avait alors demandé à la famille Alarie de rajeunir du crucifix en vue de sa réinstallation à l’église. Après le sablage du bois par Yvette avec de la vitre cassée et le bois de la croix remplacé, nous voici avec un nouveau Jésus (crucifix). Il y a eu une bénédiction solennelle et un poème de circonstance composé par Mme Germaine Arsenault et lu par notre sœur Marcelle. Le tout s'est déroulé en 1982 à l'occasion du 50ième anniversaire de notre paroisse.

Aujourd’hui, le crucifix sculpté par Papa est toujours en place à l’avant de notre nouvelle église, reconstruite en 1994. (Sainte-Monique de Rollet).

C'est notre « Jésus », sculpté par mon père en 1933 et il fait partie prenante de notre patrimoine paroissial.

Yvette Alarie, paroisse Sainte-Monique de Rollet, 2022.
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