Un monument de foi et de persévérance s'éteint.
Mgr Lev (Léo) Chayka est décédé le 4 mars 2022.
En presque 100 ans de vie, le passage du temps permet à une personne de voir beaucoup de choses, de voir se succéder de nombreuses époques et d’être témoin de changements importants affectant nos vies et dont on lit ou lira les comptes-rendus dans nos livres d’histoire.
En ce qui concerne le prêtre ukrainien Lev Chayka, c'est aux premières loges il a vécu, pour ainsi dire, plusieurs événements de notre histoire contemporaine.
Né le 4 janvier 1923 à Zarebky, Ternopil oblast, Ukraine, il est arrivé dans ce monde à peine quatre ans après la fin d’une terrible guerre, la Grande Guerre. Personne ne savait, à cette date, qu’une autre Grande Guerre, cinq fois plus meurtrière que la précédente, allait survenir avant que le jeune Lev (Léo en français) n’atteigne ses 17 ans. Son père, Hryhoriy (Grégoire) Chayka, qui avait été un entrepreneur en construction de routes, était ciblé par les autorités soviétiques (la terre natale était alors sous régime communiste, Staliniste de surcroît). Il a connu la prison d’un régime totalitaire, et il s’en tira sans séquelles mais il avait vu la terreur de près. Face à un régime totalitaire pendant quelque temps, il a combattu ensuite, de 1943 jusqu’à la fin de la guerre en 1945, le régime Nazi. Démobilisé en 1945, il savait qu’il aurait avantage à s’établir ailleurs, si cela pouvait encore se faire. Et il avait perdu la trace de son fils, Lev, maintenant au début de la vingtaine.
Le jeune Lev racontera plus tard que pendant toute son enfance et son adolescence, il savait qu’il serait prêtre. Il avait quitté l’Ukraine en 1944, et a mis les pieds au Canada en 1948, après un itinéraire qui l’avait mené (en temps de guerre) de la Pologne à la Tchécoslovaque, ensuite l’Autriche (où il entame ses études pour la prêtrise) pour aboutir en Allemagne. De là, il correspondait avec un oncle établi au Canada, et cet oncle a réussi à donner des nouvelles de Lev à ses parents, demeurés en… Pologne. Les communications n'étaient pas alors ce qu'elles sont aujourd'hui.
Lev continue ses études en Allemagne, avec un projet de peut-être se rendre au Canada, projet qui se réalisa en 1948. Arrivé à Montréal, son nouveau lieu d’adoption, il complète ses études en Théologie (à Université de Montréal). Peu de temps après son ordination, l’évêque de l’Église Ukrainienne Catholique identifie le jeune prêtre comme ayant l’étoffe pour servir une communauté grandissante d’Ukrainiens dans les villes minières de l’Abitibi, (notamment Val-d’Or et Rouyn-Noranda) et aussi dans le nord de l’Ontario.
C’est ainsi que Lev Chayka débarque à Val-d’Or à l’été de 1952, dans un pays totalement nouveau, en effervescence de par les découvertes de sites miniers et les villages qui se peuplaient. Lev Chayka avait cette singulière capacité de communiquer dans la plupart des langues de travail qu’il aurait à assumer : en plus de l’ukrainien de sa naissance, il maîtrisait très bien le français et l’anglais, et aussi, tenez-vous bien, le russe, le polonais et même l’allemand. Pas moins de six langues, toujours avec son accent très caractéristique, qui le rendait facilement identifiable à l'oreille, surtout au téléphone… ou à la radio.
Meneur de projets et bâtisseur, il accoste un jour d'autres pionniers, les frères Gourd, (les fondateurs de Radio-Nord), pour les informer que la région avait besoin d’un programme à la radio, diffusé en ukrainien. Au fait, l’émission hebdomadaire a incorporé plusieurs langues de diffusion, pour plusieurs regroupements ethniques dans la région (dont les Russes, les Polonais et les Allemands), en raison des talents de son principal animateur, le révérend Lev Chayka.
Mgr Chayka et ses parents, Olena (Hélène) et Hryhoriy (Grégoire) Chayka,
à leur arrivée au Canada en 1957. Les parents s'établiront chez leur fils, à Val-d'Or.
Tel a été sa vie, en Abitibi. Bâtisseur et maître d’œuvre de nombreuses initiatives au fil des années, et même représentant des Ukrainiens auprès des instances gouvernementales et municipales, un genre d’ambassadeur naturel, dirait-on, il a mené les constructions des églises Ukrainiennes à Val-d’Or, Rouyn-Noranda et à Kirkland-Lake, et a desservi ces communautés par tous les moyens qu’il pouvait concevoir.
J’ai connu le révérend Chayka au tournant de ses 80 ans. À cette époque, il voyageait, par autobus, visitant ses paroisses à Val-d’Or à Rouyn-Noranda, et ensuite à Kirkland-Lake, pour reprendre à toutes les semaines ou presque le même itinéraire. Il a connu la baisse de sa population, vieillissante comme lui et qui, souvent, quittait la région pour aller vivre leur retraite ailleurs, souvent dans le sud de l’Ontario. La baisse de pratique dans ses églises était apparente aussi. Discret observateur de documents qu’il pouvait me présenter (c'est ainsi que nous avons fait connaissance), j’avais noté que, pour remédier aux baisses dans les collectes à l’église, il n’hésitait pas à pallier aux manques de fonds en puisant dans son propre héritage, reçu de son père. J’ai raison de croire que, autre que lui et moi, il n’y avait pas beaucoup de gens qui étaient au courant de la situation. Je crois qu'il me pardonnera cette petite brèche de confidentialité.
Je l’ai croisé à quelques occasions dans les années récentes, des rassemblements d’Église pour la plupart. Il était remarquablement en forme pour un nonagénaire. Récemment, j’ai appris que la maladie l’avait ralenti. Son pèlerinage dans ce monde s’est arrêté un vendredi, 4 mars 2022. Il venait de fêter ses 99 ans, deux mois plus tôt.
Ironiquement, dans le pan d’histoire qu’il avait vécu, la naissance de Lev Chayka avait été précédée de quelques semaines par l'arrivée au pouvoir de Jozef Staline, devenu alors le maître absolu en Ukraine; dans ses derniers jours, Mgr Chayka avait visionné, comme nous, l’invasion de sa terre natale par, encore une fois, un régime totalitaire, expansionniste, motivé par l’ambition mégalomane d’un seul homme : l’histoire avait complété une boucle.
En service en Abitibi depuis 1952, Monseigneur Chayka a donné 70 ans de sa vie à son ministère, à ses paroissiens, et il fut une icône abitibienne d’un peuple de travailleurs établi loin de la patrie d'origine. Il demeure, dans notre mémoire collectif, un monument de persévérance de par son dévouement à sa vocation, et un homme de foi qui a rendu service à son Église et à son Dieu, tant qu’il en avait la capacité.
Qu’il repose en paix. Son repos est bien mérité.
Texte rédigé par Claude Gosselin.